Conversation à pistons rompus avec Ibrahim Maalouf
Ibrahim Maalouf, virtuose franco-libanais, est le seul au monde à jouer de la musique orientale avec une trompette à quarts de ton. Excepté son père, qui a inventé l’instrument. Pistonné, Ibrahim ? Que nenni. Encensé par la critique, lauréat de prestigieux concours internationaux, le musicien a su créer son propre univers, résolument moderne. Trompettes sonnantes et trébuchantes colorent une musique lascive, sourde et rythmée, évoquant des ailleurs incertains où l’on se plaît à vagabonder. Nous avons rencontré le fils prodige pour discuter de son album en diptyque, Diachronism.
Il était une fois une trompette à quarts de ton…
C’est mon père qui a inventé l’instrument au début des années 60, qui est unique au monde. C’est une trompette normale sur laquelle il y a un piston en plus, ce qui permet de baisser toutes les notes d’un quart de ton et donc, d’intégrer des intervalles qui n’existent que dans la musique orientale. Cet instrument a été repris par de nombreux musiciens dans le monde entier mais jamais dans le cadre de la musique arabe, plutôt pour jouer du free jazz ou de la musique contemporaine.
…Qu’un jeune homme saisit. Diachronism était né.
Il n’y a de musique traditionnelle dans aucun des deux volets. Le fond du premier disque est effectivement axé sur les improvisations traditionnelles, mais la forme est electro-jazzo-musique de film, etc. Sur le second cd, les musiques sont un peu plus construites comme des chansons. La seule chose qu’il y a d’arabe dans ma musique c’est ce que je fais à la trompette ainsi que les compositions, les mélodies et les refrains qui sont très orientalisants. « Diachronisme » est un terme géologique désignant l’étude des strates de la terre. Je l’ai appelé comme cela car l’identité est souvent représentée de manière verticale, tu es ça ou ça. Alors que moi, je vois plutôt cela horizontal, comme des couches qui formeraient l’identité.
Né paradoxal et désorienté,
Il y a « désorient » et « paradoxe » dans les titres des deux volets : « Disoriental » et « Paradoxidental ». C’est volontaire. Le premier disque est plutôt oriental mais j’essaie d’aller vers autre chose. Je le désoriente, cet orient. Et j’ai eu envie de traiter de façon contradictoire tout ce qui est plus lié à la chanson, tout ce qui était plus « occidental ».
Double. Comme l’identité.
Justement, j’essaie de casser cette image-là. Il y a un documentaire qui a été fait pour TV5 Monde. Il a trop schématisé ce côté déchiré entre l’Orient et l’Occident. J’ai regretté de l’avoir fait car ce n’est pas vraiment l’image que j’ai envie de donner. Je veux montrer que je n’appartiens ni à l’un ni à l’autre mais aux deux et que ma musique s’inspire de beaucoup de choses. J’avais des questions à cette époque-là mais, maintenant, elles n’existent plus : je sais où j’en suis, ce que je fais. J’ai envie qu’on pense à autre chose quand on écoute ma musique et pas juste : « Ah, c’est quelqu’un qui essaie de relier l’Orient et l’Occident ».
Ou plutôt multiple,
Cette intro (l’introduction de « Paradoxidental » où l’on entend les sons d’une radio libanaise, ndlr) est ce petit bouton qu’on tourne pour voyager dans le temps et dans les cultures. J’étais à la montagne, au Liban, dans la maison familiale, où il y avait cette vieille radio. Un jour, en tournant, je me suis aperçu que je passais d’une musique tribale à une musique traditionnelle libanaise à de la pop electro américaine, etc. Juste en tournant ce bouton, on a toutes ces sonorités qui symbolisent ce que j’essaie de faire dans cet album : réunir plein de trucs que j’aime et les amener vers moi.
S’étirant aux horizons lointains comme une musique de film.
Mon rêve, même si je n’ai rien fait pour, c’était que mon premier album soit repéré par un réalisateur de film. C’est vraiment un de mes rêves les plus importants, que je réalise maintenant grâce à Armand Amar, qui est compositeur de musique de film (Home, Va, vis et deviens, etc.) J’aime accompagner l’image. La musique existe parce qu’il y a de l’image dessus. Je pense que l’image a besoin de musique aussi. J’ai toujours mon walkman sur moi : j’accompagne mes balades de musique qui correspondent à ce que je suis en train de vivre. Synesthésique ? Quand je joue, je vois des formes, des couleurs. Quand je compose, je suis dans les images. Diaspora (son premier album, ndlr) est très symbolique par rapport à ça : j’ai ajouté sur quasiment toutes les musiques de l’album des sons que j’avais dans les oreilles quand je composais ces musiques-là.
Liberté, liberté chérie…
Quand j’étais petit, au Conservatoire ou avec mon père, je travaillais avec rigueur, ce qui m’a permis de développer ma technique et d’aller loin. Mais, plus j’avance dans l’âge, si j’ose dire, plus je prends des libertés. La liberté devient presque ce qui me draine, ce qui me motive. Je le dis humblement mais la petite réussite de mon premier album et la petite réussite du deuxième font que j’ai acquis une toute petite notoriété qui m’aide à me sentir libre pour m’exprimer. Et du coup, cette liberté-là… Si personne n’avait écouté ma musique, n’avait acheté mon disque, n’était venu à mes concerts, je n’aurais pas cette liberté-là. C’est une chance inouïe. Du coup, je la cultive, cette liberté.
Il est des rencontres comme des pistes,
J’ai fait vingt ans de classique, beaucoup de musique traditionnelle arabe et j’ai joué avec beaucoup d’artistes de la pop comme M, Delerm, Arthur H, Sting, et de la musique du monde comme Amadou et Mariam, Lhasa de Sela. Mon rôle, quasiment toutes les fois où l’on m’a demandé de jouer, est le même : venir colorer à ma façon.
Qui brouillent joliment les chemins.
Difficile de ne pas avoir de référence avant toi. Par exemple, en ce moment, je lutte dans certains pays comme l’Angleterre, qui ne veulent pas de moi. Pourquoi ? C’est lié au fait qu’ils ne savent pas où te mettre.
– Bonjour, voici un disque.
– Ah c’est sympa, c’est de la trompette? Arabe ? C’est bizarre ton truc. Et tu veux le vendre où ton truc ?
– Dans le jazz ?
– Ah non, dans le jazz, ça ne rentre pas.
– Dans l’electro ?
– Ce n’est pas vraiment de l’electro. Dans musique arabe ? Musique du monde ?
– Il y a quand même un peu de jazz, c’est bizarre…
– Bon, qu’est-ce qu’on fait ?
– Non, désolé, on ne peut pas servir ça aux gens.
J’aimerais qu’ils essaient d’écouter au moins, de défendre quelque chose d’un peu nouveau. Il y a très peu d’endroits, comme la France, où on se dit : « Tiens, ça c’est innovant, on va essayer de le défendre vraiment. » J’ai eu beaucoup de chance car une fois que le disque est sorti sur mon label, la presse, qui l’a apprécié, m’a beaucoup boosté. Du coup, les gens ont eu la curiosité d’écouter, ils ont vu que c’était nouveau et m’ont donné ma chance.
Que ceux qui ont les oreilles désengourdies,
D’ailleurs, durant le dernier concert que j’ai fait, en février, c’est la première fois que quelqu’un se lève, pendant le concert et crie : « Escroquerie ! » J’étais triste, les gens lui ont demandé de sortir. C’est dingue qu’on en arrive à ça : les gens s’attendent à entendre du jazz et ne veulent rien entendre d’autre. Ils attendent de toi que tu fasses quelque chose. Je trouve cela dramatique pour la culture et pour l’art en général. On en a discuté avec les musiciens ensuite, on s’est dit qu’il fallait que ça se sache : ce n’est pas du jazz, ouvrez vos oreilles et attendez vous à tout !
S’abandonnent à l’impulsion de la musique.
Je compose de manière impulsive, sans réfléchir, sinon la musique devient science. Ensuite, quand des gens comme vous me posent des questions, je fais la psychothérapie de mon album ! Arrêtez les interviews, vous allez devenir fou…Vous rigolez ! Grâce à mes albums et l’écoute qu’en font les autres, je me comprends mieux. Moi, ce n’est pas des questions que je me pose tous les jours. Vous imaginez ? Je rentre chez moi et je me dis : « Tiens, j’ai fait ça. Pourquoi ? Je suis synesthésique, etc. » Je vis ma vie : j’écoute de la musique, je vois des potes, je voyage, je fais des concerts, je fais des câlins à mon bébé… Je ne suis pas toujours centré sur moi-même, à me poser des questions. C’est vraiment seulement pendant les interviews que je pense à tout cela. Il faudra que je vous paie à la fin !
Deux concerts
Théâtre des Lilas, le 9 avril, axé sur la musique traditionnelle arabe acoustique et un concert à la Cigale, le 29 mai, du groupe. Je reprends certains titres des albums mais ce sera essentiellement des inédits de « rock oriental jazz ». J’ai essayé de classer !
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