Les Justes ou les assassins vertueux
L’adaptation des Justes au Théâtre de la Colline ravive l’éternelle question de la mise en scène d’un théâtre des idées. La pièce d’Albert Camus, cérébrale, présentée pour la première fois en 1949 avec Maria Casarès et Serge Reggiani dans les rôles clés, se laisse difficilement approcher. Cependant, Stanislas Nordey, metteur en scène réputé pour ses formes hiératiques, parvient avec maestria à rendre juste l’histoire de ces terroristes russes qui, au début du XXe siècle, fomentent un attentat contre le grand-duc Serge. Hésitant à tuer des innocents pour la cause, les vertueux doutes des Justes de Camus trouvent encore résonnance…
Emmanuel Clolus déploie une scénographie en échiquier. Les personnages, pions disposés selon une géométrie rigoriste, se meuvent à peine au sein d’un décor minimaliste: une scène nue que surplombe un bunker mordoré, en guise de couloir sur l’extérieur. Dressés tels des guetteurs, ils s’adressent à un public, brume opaque qu’ils semblent interroger, et ne se regardent jamais. Un carré de lumière, au sol, parfait le tableau rigide aux couleurs automnales, auréolant celui qui a la parole. Les corps, particulaires, mécaniques, travaillent en synergie tel un organisme vivant et dessinent de leurs pas un espace quadrillé, froid, inexpugnable. Bottes martiales et sombre redingote, voix sépulcrale et exaltée, l’homme est une machine désirante. Telle Dora, mue par un désir de révolution, qui s’écrie : «Ceux qui aiment vraiment la justice n’ont pas droit à l’amour. Ils sont dressés comme je suis, la tête levée, les yeux fixes. (…) L’amour courbe doucement les têtes, Yanek. Nous, nous avons la nuque raide.»
Le décor, épuré, laisse ouvert l’espace nécessaire aux projections mentales. Car l’enjeu de la mise en scène de Stanislas Nordey est de faire résonner le texte camusien avec l’intimité de chaque spectateur. Les acteurs comme instruments, les spectateurs comme réceptacles actifs. D’où une diction en horizon, supprimant la ponctuation, laissant les fins de phrases ouvertes….Un langage transcendé, démembré, qui laisse éclater la pensée en jets bouillonnants. Une violence révélée dans la langue que n’aurait pas renié le Marquis de Sade. Se concentrer pour saisir cette langue qui s’exprime d’un seul tenant a quelque chose du sacerdoce : Stanislas Nordey replace ainsi le spectateur dans une position responsable. Existentialiste.
Empesée à juste titre, la mise en scène sert à merveille le propos de Camus : exigeante, entière, sans compromis, douloureuse. La parole est asphyxiante puisqu’il s’agit ici de «mourir pour l’idée». Cet idéalisme forcené, confinant au fanatisme, sonne étrangement à nos esprits devenus incroyants. À cet égard, le quatrième acte est cruel. Si les trois premiers tableaux présentent des hommes qui vivent en autarcie dans leurs croyances de fer, le quatrième acte jette Kaliayev, coupable du meurtre du grand-duc, dans le monde réel, cynique et dur, où son acte devient dénué de sens devant l’incompréhension des populations. Pour qui s’est-il battu et est envoyé à l’échafaud ? Pour une cause juste ou une abstraction théorique ? L’humour qui pointe dans cette ultime partie ironise l’exaltation des terroristes et est déjà un premier couperet…
« Antigone a raison mais Créon n’a pas tort ». Tient en ces quelques mots d’Albert Camus tout l’enjeu intellectuel des Justes que Stanislas Nordey restitue avec une acuité remarquable.
Les Justes d’Albert Camus
Mise en scène de Stanislas Nordey
Avec Emmanuelle Béart, Vincent Dissez, Raoul Fernandez, Damien Gabriac, Frédéric Leidgens, Wajdi Mouawad, Véronique Nordey et Laurent Sauvage
Du 19 mars 2010 au 23 avril 2010
Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30
Théâtre de la Colline
15, rue Malte-Brun, 75020 Paris (Métro : Gambetta)
Réservations : 01.44.62.52.52
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