No : un film, un cri populaire, un slogan publicitaire
Le coup de publicité qui renversa Pinochet
En 1988, la dictature sclérosée d’Augusto Pinochet continue de semer la terreur au Chili en réduisant au silence toute voix contestataire. Selon les termes de la Constitution chilienne, remaniée par la junte militaire qui, le 11 septembre 1973, renversa le Président Salvador Allende, et sous la pression internationale, le tyran vieillissant accepte un référendum. Appelés aux urnes, les Chiliens devront dire « Sí » ou « No » au Général Pinochet. Pour les convaincre de voter « No », les partis de l’opposition, réunis dans la Concentración de Partidos por el No, pourront s’exprimer librement sur les ondes. Une manœuvre démocratique partiellement truquée par les sbires de Pinochet. Mais qui finira par se retourner contre eux. Car en face, les partisans du « No » mèneront l’assaut ! Avec pour arme un arsenal de spots télé, pour cible une opinion publique terrorisée et pour méthode la publicité.
No, le nouveau film de Pablo Larraín (Fuga, Tony Manero et Santiago 73, Post Mortem) revient sur ce moment d’effervescence politique qui ouvrît une parenthèse de joie et de liberté dans l’interminable tirade dictatoriale (1974-1990). Ultime volet d’une trilogie sur laquelle plane l’ombre oppressante du Général Pinochet, l’avatar martial de la dictature chilienne, No utilise un prisme atypique : celui de la bataille électorale cathodique qui opposa au crépuscule des années 1980 deux camps. D’un côté, les conservateurs pro-Pinochet. De l’autre, la cohorte chamarrée des opposants au régime ; des communistes, des socialistes et des chrétiens-démocrates réunis sous les mêmes couleurs, celles de l’arc-en-ciel, celles de l’espoir, celles de l’Alegria.
Après le salissant, le lancinant, le frissonnant Tony Manero (avec dans la peau de Raùl, danseur dont la passion pour John Travolta se mue en obsession, l’immense Alfredo Castro) et le plus mortifiant mais non moins saisissant Santiago 73, Post Mortem, Pablo Larraín a choisi de clore son cycle sur la dictature chilienne par No. Un énième contre-champ qui explore les coulisses de la communication politique, qui démêle les ficelles de la publicité, qui dévoile les secrets de la réclame, qui éclaire les hommes de l’ombre, ces (spin) docteurs mercantiles qui manient avec brio les symboles et les mots.
« Clore un cycle. En espérant que les films génèrent des liens entre eux. Santiago 73, Post Mortem parle des origines de la dictature, Tony Manero de son époque la plus violente et No de sa fin. Peut-être que ce qui m´intéresse le plus, c’est de faire le bilan, de revisiter l´imaginaire de la violence, de la destruction morale et de la distorsion idéologique, pas pour la comprendre, mais pour dire qu´elle existe », explique Pablo Larraín.
En braquant sa caméra sur l’un des artisans de la campagne du « No », René Saavedra (incarné par le charismatique Gael García Bernal), jeune commercial plein d’audace, rompu aux codes de la réclame occidentale, le réalisateur chilien emboîtent comme des poupées russes deux dimensions narratives : le cercle familial de René, papa zélé et mari esseulé, que vient bouleverser la spirale infernale de l’Histoire. Enrôlé dans le bataillon des partisans du « No » par un vieil ami de la famille, ce jeune loup de la pub, immature lorsqu’il vole le train de son fils ou survole le bitume sur son skate, opportuniste lorsqu’il accepte la proposition du leader de l’opposition plus par amour du profit que de la démocratie, renverse la rhétorique d’opposants obnubilés par les morts, les disparus, les torturés, les victimes de la dictature, et la vide de sa substance politique. Pas assez « vendeur », s’exclame-t-il !
« René est un personnage inhérent au contexte dans lequel il a vécu, mais il est aussi éternel ; il symbolise le réveil politique d´une personne en apparence apolitique. Etant une conséquence de la politique vécue par ses parents dans l´exil, la persécution, un être toujours étranger, il recherche au cours de l´histoire une manière de se réconcilier avec son être politique (…). J’ai l’impression que ce passage à la maturité est constant chez l´être humain, en se rendant compte que l´on peut changer les choses par soi-même », raconte Gael García Bernal.
Pour rallier les masses au « No », René concocte une délicieuse potée des spots pop, acidulés, colorés, parfois relevés de pathos, et directement inspirés de la publicité « conso ». Il y mêle joyeusement politique et musique, rires et larmes, anonymes et stars hollywoodiennes. Un choc culturel pour les vieux apparatchiks de la Concentración de Partidos por el No… Qui finiront par arborer les couleurs de l’arc-en-ciel et chanter l’hymne de la campagne – « Chile, la Alegria ya viene » que l’on peut traduire par « Chili, la joie arrive enfin » – bande-son parfois entêtante, toujours exaltante.
No porte une réflexion sur le pouvoir subversif de la communication politique, qu’il décortique, capable de faire plier un tyran sous une tempête de spots de publicité… Qui peuvent sembler aujourd’hui risibles, voire frelatés. Film historique, porteur d’un discours universel sur l’oppression et la liberté d’expression, il tire sa beauté formelle d’une photo vintage (obtenue via le procédé 4/3 U-Matic) dans laquelle s’insèrent naturellement une foule de vidéos d’archives.
« Nous avons utilisé le même format que celui de presque toutes les archives originales qui sont dans le film. Ainsi, nous avons obtenu comme résultat une image identique à celle réalisée dans les années 1980 afin que le spectateur parcoure cet imaginaire sans différencier le matériel d´archives et l´image filmée lors du tournage. Nous évitons ainsi la perception d’un matériau « d´époque » en créant un hybride, de temps, d´espace et de matériel », précise le cinéaste chilien.
Larraín réalise ici une œuvre infiniment complexe qui transcende les oppositions binaires : dictature versus démocratie, propagande versus publicité, etc. Une œuvre sérieuse – hantée par le devoir de mémoire, mais criblée d’amusantes joutes oratoires – et prodigieuse.
No de Pablo Larraín
Avec Gael García Bernal, Alfredo Castro, Antonia Zegers…
Sortie le 6 mars 2013.
« Accordéons, jupons, frissons… Un show burlesque « so frenchie » !Ligue des champions : une trop sale gueule pour les arbitres ? »